19:30 Eglise de Saanen
W.A. Mozart
Quatuor pour piano et cordes n° 1 en sol mineur K 478
Duo pour violon et alto n° 1 en sol majeur K 423
Quatuor pour piano et cordes n° 2 en mi bémol majeur K 493
W.A. Mozart
Quatuor pour piano et cordes n° 1 en sol mineur K 478
Duo pour violon et alto n° 1 en sol majeur K 423
Quatuor pour piano et cordes n° 2 en mi bémol majeur K 493
La sérendipité est la capacité à faire par accident une découverte inattendue. Les œuvres données ce soir pourraient répondre à cette définition – ce qui, au-delà de leur éclat, les rend si uniques. Contemporains des Noces de Figaro, rédigés à Vienne en 1785-86, les Quatuors qui cernent le Duo furent en effet commandés à Mozart par l’éditeur Hoffmeister pour former un cycle attendu de trois pièces à destination d’un public non professionnel, qui aimait se donner en spectacle en tenant salon. Le répertoire de chambre se prêtait à ce contexte, à la faveur d’un nombre limité d’instruments et d’une supposée facilité d’exécution. Or avec Wolfgang, rien ne se passe comme prévu : dès la parution du premier opus en sol mineur, Hoffmeister s’affole des faibles ventes, saisissant vite que l’extrême technicité de la composition, jugée en outre trop savante, la rendait impropre à sa clientèle. Un journal d’alors nota que l’œuvre ne pourrait « être traduite et goûtée que par des experts », ajoutant qu’elle devenait « inaudible entre de médiocres mains amatrices ». Ainsi Hoffmeister annule-t-il la commande des quatuors restants : l’intraitable loi de l’offre et de la demande est plus ancienne que le capitalisme.
Mais sérendipité, disons-nous : à rebours du quatuor à cordes, cette forme à trois cordes et un clavier est peu courante du temps de Mozart, les modèles existants traitant les cordes en auxiliaires plutôt qu’en partenaires dignes de ce nom. Violon, alto, violoncelle et piano : c’est donc au hasard d’un projet marchand avorté que l’histoire doit les premières pièces majeures de ce type de formation. Majeures et indépassées – selon le musicologue Harry Halbreich : « La formule atteint un apogée qu’il ne dépassera guère. D’emblée, Mozart semble avoir épuisé les possibilités que lui offrait ce cadre problématique, dont il fut le véritable pionnier. » Le problème, au demeurant, étant d’inventer une harmonie générale qui n’entame ni la vigueur ni l’expressivité de la partition. Et force est de constater qu’Halbreich a raison : dès l’ouverture pré-beethovenienne du Quatuor n°1, un dialogue complexe s’amorce, plus proche de l’amour que de la guerre dans ses jeux de cache-cache, ses tours de passe-passe, ses échappées folles et ses élans charnels. La couleur s’avère miraculeusement indicible, l’azur introspectif frôlant sans cesse la nébulosité du drame. Une indétermination dont hérite l’Andante central, tantôt aérien, tantôt houleux, tirant des cordes graves une étonnante énergie consolatrice. Plus que jamais, les instruments s’entretissent en une natte homogène. Puis pour finir un Rondo, dont l’auteur déjoue à l’envi le ludisme et les canons dansants, à renfort d’envolées virtuoses et d’assonances délicieusement ambigües. On comprend que les novices ne s’y soient pas retrouvés.
Peu connu pour sa docilité, Mozart renonça au troisième quatuor mais en écrivit quand même un second. Et quitte à hérisser les amateurs, au diable la difficulté ! Le fracas des tempos, le pêle-mêle des timbres, la cadence des foucades y paraissent d’entrée accrus. La partie gauche du clavier s’invite dans la mêlée tel un instrument supplémentaire, avec une solennité de statue du Commandeur – mais qui sourirait. Car malgré le tumulte du mouvement, c’est l’alacrité ici qui domine, au sens du feu de la vie. Qu’il est doux, à l’écoute du Larghetto, de rencontrer une âme (une note) sœur. Ce qui n’empêche pas, l’Allegretto conclusif l’atteste, de continuer à se chercher des poux : c’est sur un badinage teinté d’humour, de bulles de savon et de fleurs au vent que s’achève l’un des sommets de l’œuvre chambriste du compositeur.
Conçu à Salzbourg quelques années plus tôt, non loin de sa Messe en ut mineur, le premier Duo pour violon et alto(il en existe deux) de Mozart possède, lui aussi, une histoire singulière. À en croire la légende, son illustre ennemi Colloredo aurait commandé six de ces duos au frère oublié du grand Joseph, Michael Haydn – qui, par suite d’une maladie, n’avait pu en livrer que quatre. Sollicitant l’aide du camarade Wolfgang, le malade se serait vu remettre, après deux jours, la présente copie. Ici aussi, l’imprévu produirait un trésor : sans malaise, sans prête-nom, sans service rendu, le prodige salzbourgeois n’aurait peut-être jamais approché cette combinaison d’instruments. Quel dommage c’eût été : à chaque mesure, est relevé le défi de faire dialoguer à égalité les solistes, dans un renouvellement constant des enjeux de voix et de sonorité. On peut penser que la découverte du monde de Bach, un an plus tôt, inspira à l’artiste un langage contrapuntique inédit. D’un point de vue psychologique, posons enfin que le mariage du violon et de l’alto transfigure la relation si dense, pour ne pas dire écrasante, qui lia Wolfgang à Leopold. Violoniste et pédagogue de renom international, Leopold Mozart regrettait en l’espèce que son fils se passionne davantage, comme interprète, pour l’alto plutôt que pour son instrument fétiche. De là à associer la clarté raffinée de ces pièces à la maturité d’une réconciliation, il n’y a qu’un pas. La tromperie sur le nom véritable de l’auteur des duos ne fut révélée qu’à la mort de Michael Haydn, en 1806.