19:30 Eglise de Saanen
F. Schubert
Winterreise (Voyage d’hiver) D.911
Sous le patronage de
F. Schubert
Winterreise (Voyage d’hiver) D.911
Sous le patronage de
Certaines œuvres sont promptes à alimenter les mythes : ainsi, du plus célèbre cycle de lieder de Schubert, dont les spécialistes débattent depuis près de deux siècles. Ces vingt-quatre chants peignent-ils la simple histoire d’un amant éconduit quittant une ville en hiver ? Ou bien faut-il y déchiffrer, sous un angle plus métaphysique, la désillusion face à une existence menant inexorablement vers la tombe ? La biographie de l’artiste fera pencher vers la seconde option. Quatre ans se sont écoulés depuis la mise en musique de La Belle meunière, d’après les textes de Wilhelm Müller, même plume que le Voyage d’Hiver, mais rien n’est plus pareil. En 1823, Schubert s’est fait contaminer par une syphilis qui l’épuise. On sait que cette maladie le projeta dans l’angoisse et la honte. Son camarade Mayrhofer écrira : « La couleur rose s’était effacée de sa vie, l’hiver avait commencé en lui. » Oui, à mesure que la fin approche – ce sera en 1828 –, la Truite s’enfonce dans les abysses et l’affliction prend le dessus.
C’est dans ce contexte crépusculaire que naît la présente partition, dont la palette écarte jusqu’aux bleu nuit, aux orange vespéraux, aux vapeurs mauves des forêts enchantées pour confiner à l’exclusif monochrome. La sobriété du discours musical y est absolue, comme pour sécher une souffrance qui ne s’arrête pas. Il faut dire que les strophes de Müller – qui mourra peu avant Schubert, à trente-deux ans – se prêtent à une telle obscurité : le premier couplet de la collection s’intitule-t-il pas Bonne nuit ? D’une strophe à l’autre, on suit l’errance désespérée d’un vagabond transi par le froid, à qui la destinée ne promet rien sauf d’amères illusions. Pas à pas, la nature hostile va fusionner avec le narrateur. L’ultime feuille verte se détache. Les larmes sont soit glacées par l’absence d’émotion, soit brûlantes de dépit. Les pas des amants désunis s’effacent sur la neige. La rivière qui bruissait s’est figée. Le repos n’offre que la conscience du ver qui remue en soi. Si l’on rêve de printemps, on s’éveille sur les ténèbres. Le facteur qui fait battre le cœur ne délivre nul courrier. Même le soleil est inutile : Lorsque les tempêtes faisaient rage, je n’étais pas si misérable, admet le poète dans Solitude ; prélude aux bouleversantes questions du Poteau indicateur : Pourquoi j’évite les chemins pris par les autres voyageurs ? Pourquoi je recherche les hautes roches enneigées ?
La seconde moitié du recueil, ciselée après le décès de Beethoven – figure tutélaire s’il en est – fait entendre l’expression d’Alfred Einstein, évoquant une œuvre qui s’arrête au seuil de la démence. La cadence s’épuise, le piano coagule dans un statisme de marbre, les paroles se délitent, frisant le récitatif. L’ombre vire au mystique, le refrain au cantique. Goethe lui-même s’était moqué du goût de la noirceur des romantiques, qui « écrivent tous comme s’ils étaient malades, et le monde entier une infirmerie ». Ne doutons toutefois pas du chagrin de notre Viennois : son Corbeau n’est pas moins légitime que le black dog de Churchill. D’ailleurs, ce que le romantisme appelle mélancolie, le siècle d’après ne le nomme-t-il pas dépression ? Une chose est sûre : les mots choisis par Schubert, à trente et un ans, sont des mots d’adieu : son protagoniste, dans La Tête du vieillard, se réjouit d’avoir pris de l’âge avant de saisir, déçu, que c’est la neige qui blanchit ses cheveux. Quel chemin encore jusqu’au cercueil ! Dans Au village, ce terrible constat : Je suis arrivé au bout de tous les rêves, pourquoi m’attarder ? On songe à la si belle formule de M. Schneider : Les vingt-quatre stations de Schubert sont un chemin sans croix ni chemin. Pourtant, en dépit du ré mineur d’ouverture, et autres tonalités funèbres, impossible de raconter le bonheur perdu sans exprimer ce que fut le bonheur. D’où la sublime, la démente équivoque traversant ce spicilège : pensons à Sur le fleuve (dont l’incipit en fatal balancier précède la Sérénade testamentaire du Chant du cygne), où face au givre, la mémoire de l’eau vive enduit la peine d’une troublante ferveur. Mais aussi Le Tilleul, l’une des rares pièces à s’engager en majeur, qui n’oublie pas que l’arbre qu’elle peint reste un symbole de sérénité, malgré les souvenirs éteints qu’il ranime. Si le Roi des Aulnes usait de maléfices pour attirer un enfant dans ses rets, ce tronc-là n’a plus besoin de se cacher : Viens près de moi, se languit-il, ici tu trouveras ton repos.
Quoique destiné à une tessiture de ténor, la gravité caverneuse du Voyage d’hiver en fit une montagne sacrée pour les barytons. Et pour tous les auteurs de lieder, tant la voix y épouse l’âme du piano. Lorsque les amis du musicien découvrirent cet ensemble, ils furent abasourdis par son climat lugubre. Schubert avait rétorqué : « Ces chants sont mes favoris entre tous, et ils finiront par vous plaire aussi. » Car ce qui avait affolé ses amis n’était pas l’art, mais la mort. Cette mort que le compositeur, douzième d’une famille de quatorze enfants, dont neuf avaient péri prématurément, connaissait sur le bout des doigts. Schneider écrit encore : Le but de ce Voyage d’hiver, c’est la mort. On ne s’étonne soudain plus que Schubert n’ait jamais voyagé. Et l’on se rappelle que l’on revient toujours à son enfance.