19:30 Eglise de Saanen
O. Messiaen
Quatuor pour la fin du Temps
O. Messiaen
Quatuor pour la fin du Temps
Messiaen : Quatuor pour la fin du Temps
À l’écoute de cette œuvre, l’auditeur imaginera d’instinct qu’elle fut conçue pendant une guerre. Précisément pendant la pire de toute. Plus précisément encore : par un compositeur séquestré. Commençons toutefois par le début : à l’été 1940, en tant que soldat français, Messiaen est capturé par l’armée allemande et transféré vers un camp de prisonniers dans l’actuelle Pologne. Il a trente-deux ans. Dans cette confusion, une lueur : la rencontre du clarinettiste Henri Akoka, du violoniste Jean Le Boulaire, et du violoncelliste Étienne Pasquier… pour qui il décide d’écrire un trio – qui se mue en quatuor, quand Messiaen a l’idée de s’adjoindre au piano. Son inspiration est religieuse, jure-t-il. Sa partition sera préfacée d’un extrait du chapitre X de l’Apocalypse de Saint Jean, dernier livre du Nouveau Testament : Il n’y aura plus de Temps ; mais au jour de la trompette du septième ange, le mystère de Dieu se consommera.
Plus de temps : tel semble être l’objectif – artistique, au moins – du pieux Messiaen, qui expliquera à propos de sa pièce : « Son langage musical est essentiellement immatériel, spirituel, catholique. Des rythmes spéciaux, hors de toute mesure, y contribuent puissamment à éloigner le temporel. » Impossible, pourtant, d’ignorer le conflit qui déchirait l’Europe lors de l’ébauche de ce Quatuor, dont le premier mouvement (Liturgie de cristal) convertit notre oreille en œil, pour la projeter dans le viseur d’un fusil de précision : l’ennemi rôde, le doigt hésite à presser la détente – même si Messiaen préfère y voir le réveil des oiseaux, un merle ou un rossignol soliste [improvisant], entouré de poussières sonores, d’un halo de trilles perdus très haut dans les arbres. La Vocalise pour l’ange qui annonce la fin des temps est alors propulsée par un violent désordre. On hurle, on court pour échapper aux bombes, on cesse de respirer, on prie ; on expire. Manière d’esquisser, par le truchement de cascades douces d’accords bleu-orange au piano, ce que l’artiste nomme : les harmonies impalpables du ciel.
Le troisième mouvement, Abîme des oiseaux, nous fait tanguer entre le Temps – avec ses tristesses, ses lassitudes – et de nouveau les oiseaux, qui constitueraient le contraire du Temps, à savoir notre désir de lumière, d’étoiles, d’arcs-en-ciel et de jubilantes vocalises. Interprété par la clarinette seule, et réputé pour sa difficulté d’exécution, il est peut-être celui qui rend tangible l’élimination des temps égaux, l’avènement des valeurs irrationnelles, ou les rythmes augmentés puis diminués, non rétrogradables, visés par l’auteur. Plus académique, l’Intermède qui suit nous conduit dans un cabaret décadent aux allures de maison hantée. Pour un instant s’arrête la bataille. Mais son écho glacial et laid résonne à quelques encablures.
Brodée au violoncelle et piano, la Louange à l’Éternité de Jésus s’impose comme un long chant d’amour parfois atonal, porté par un geste presque romantique. Dans les mots sibyllins de Messiaen, Jésus est ici considéré en tant que Verbe. Tout le contraire de la Danse de la fureur, pour les sept trompettes qui lui succède – mouvement le plus illustratif de cette Fin du Temps promise. Car à l’unisson, les quatre instruments paraissent dépeindre [ce] grand tremblement de terre, [ce] soleil noir comme un sac de crin, [cette] lune entière remplie de sang, et [ces] étoiles tombant vers la terre qui symbolisent l’Apocalypse selon Saint Jean.
Vient ensuite le Fouillis d’arc-en-ciel, pour l’Ange qui annonce la fin du Temps, né dans la sagesse et une quasi volupté (c’est l’Ange, c’est l’arc-en-ciel), rattrapé soudain par la dissonance et le litige (c’est le fouillis), ou dans les termes du compositeur : une compénétration giratoire de sons et couleurs surhumains. [Le final à cordes rappellera aux cinéphiles la B.O. d’une fameuse scène de Hitchcock.] La Louange à l’Immortalité de Jésus conclut notre Quatuor dans un souffle d’amour. Le Jésus-Verbe, jusqu’ici théorique, se fait enfin chair, ressuscité immortel pour nous communiquer sa vie. Quant à la lente montée vers l’extrême-aigu du violon, elle se veut une illustration de l’ascension de l’homme vers son Dieu, de la créature divinisée vers le Paradis.
Nourrie de rythmes grecs antiques, et même hindous, cette œuvre rare fut inaugurée sous la pluie, le 15 janvier 1941 au Stalag VIII-A de Görlitz, devant quatre cents prisonniers de guerre. Messiaen se souviendra : « Le violoncelle d’Étienne Pasquier n’avait que trois cordes, les touches de mon piano ne se relevaient plus. On m’avait affublé d’une veste verte complètement déchirée, et je portais des sabots de bois. » Mais notera : « Je n’ai jamais été écouté avec une telle attention et compréhension. » Après le concert, l’Oberkommando de la Wehrmacht le libérera d’ailleurs avec ses camarades, au titre de soldats-musiciens non combattants. Malgré cette fortune, une fois la guerre achevée, le compositeur refusera toujours de recevoir le soldat allemand qui lui avait fourni, en cachette, du papier et un crayon pour écrire son quatuor. Mais le poste de professeur d’harmonie au Conservatoire national de Paris, que Messiaen obtient en 1942, sera celui d’André Bloch, révoqué à cause des lois antijuives. Une sale affaire, la guerre.