19:30 Eglise de Rougemont
F. Schubert
Trois Klavierstucke D.946
Sonate pour piano n°18 en sol majeur D.894
F. Schubert
Trois Klavierstucke D.946
Sonate pour piano n°18 en sol majeur D.894
Schubert
Trois Klavierstucke – D 946
De quatre pièces chacune, les deux séries d’Impromptus pour piano que cisèle Schubert en 1827 intègrent d’emblée son Panthéon. Et même, le Panthéon pianistique du XIXe siècle. Ces trois Klavierstucke (littéralement : pièces pour piano) taillées l’année suivante en 1828, six mois avant la mort de leur auteur, ne rencontrèrent pas une semblable postérité. Négligées par les concertistes, mal connues du public, elles reviennent en grâce depuis peu. La neutralité de leur titre, choisi par Brahms, qui publia le tout premier cette partition, joua-t-elle en leur défaveur ? À moins que le nombre de trois pièces ait laissé penser à un cycle inachevé ? Sans jamais s’accoter à un chagrin facile, ces Klavierstucke déploient pourtant une poignante poésie et une fascinante densité sonore. Comme si Schubert, près de la fin, avait combiné toutes les idées de motifs, de textures et de rythmes qui lui restaient en réserve.
À rebours des Impromptus, chaque pièce a ici presque la même forme : une manière de rondo, soit un thème initial mué en refrain puis intercalé entre deux ou trois couplets distincts. Mais malgré l’architecture vif-lent-vif de la triade (qui pourrait évoquer une sonate), force est de constater que les trois « moments » de cette série possèdent chacun leur couleur unique. La pièce n° 1, lancée par un galop envoûtant, dégage d’entrée l’ineffable féerie du Roi des Aulnes. Un autre lied, contemporain des Klavierstucke, émerge en palimpseste : Le Pâtre sur le rocher. Ici cependant, pas de voix : seul parle un piano, plongé dans le labyrinthe de la mémoire. Çà et là, de cristallins arpèges réveillent les riches heures de l’amour. Mais toujours nous brusque l’obsédante cadence du temps. Le fantôme de Gershwin plane par anticipation, à la croisée de sibyllines harmonies. Et même celui du Tchaïkovski des Saisons, autre chef-d’œuvre pour clavier – né cinquante ans plus tard.
La pièce n° 2, un Allegretto, mue chaque image qu’elle forge en élaboration formelle. Tel Mithridate avec l’or, on dirait qu’à son contact, les émotions deviennent équations. La paix suave du premier thème se transforme en pelote de filaments multicolores, dignes de Miró. Les chevauchées équestres qui lui succèdent se convertissent en escaliers infinis à la Escher. Puis, tel un pied de nez aux concepts, une sorte de valse envahit la partition, de pur plaisir et douceur, dont le lyrisme n’a rien à envier aux Nocturnes de Chopin qui éclosent à la même période.
La plus brève des trois pièces nous entraîne dans un jeu d’enfants. Comme à la marelle, ça sautille, ça virevolte. Toutefois, les enfants se fatiguent vite : endormis sur le tapis, leur repos aquarelle des nuages qui apaisent les adultes. Les diaprures, l’instabilité tonale du trio naissant au milieu de la partition, convoquent sans contredit le monde des rêves. Le sommeil des petits est léger : un brin de soleil, ou de coda, suffit à les revigorer, avec une vitalité presque surnaturelle. Et c’est reparti pour un tour !
Ce cycle parut tardivement, en 1868, alors qu’on redécouvrait l’art schubertien.
Sonate pour piano n°18 en sol majeur « Fantaisie » – D 894
Schubert peut-il écrire de la musique savante ? Bien des exégètes l’auront cantonné au genre lyrique, préférant à ses sonates celles de Beethoven ; souvent conçues à la même période. C’est injuste. Si cette pièce date de 1826 – un an avant la mort de Ludwig, dont la disparition libérera en effet nombre de ses pairs –, elle n’en demeure pas moins captivante. Et même selon Schumann, « la plus parfaite » des sonates schubertiennes. Comment ne pas acquiescer face à ces pages de pure jouissance, où la narration cède le pas à une réflexion très personnelle sur la composition – comme si Schubert avait saisi qu’il était vain d’aller chercher Beethoven sur ses propres terres. Malgré cette audace, l’Autrichien fut forcé de publier la partition sous l’étiquette « Fantaisie » : ses finances ne lui permirent pas de tenir tête à Tobias Haslinger – qui imprimait également les œuvres de Beethoven. Estimant que le mouvement d’ouverture de cette Sonate n° 18 n’était pas assez classique, l’éditeur classa la pièce dans une catégorie baroque, par peur de décevoir sa clientèle. Cruelle ironie : sous son rare jeu de textures, la forme sonate de l’Allegro liminaire (exposition, développement, réexposition) est peut-être la plus équilibrée du corpus du musicien. Elle fut même fondatrice d’une esthétique inédite, se jouant des résonnances et de la durée tel que le ferait un magicien du temps. Schubert survivra vingt mois à Beethoven.