19:30 Eglise de Rougemont
J. Brahms
Sonate pour piano n° 1 en do majeur op. 1
F. Schubert
Fantaisie en ut majeur op. 15, D 760 « Wanderer-Fantaisie »
J. Brahms
Sonate pour piano n° 1 en do majeur op. 1
F. Schubert
Fantaisie en ut majeur op. 15, D 760 « Wanderer-Fantaisie »
Brahms
Sonate pour piano n°1 en do majeur op. 1
À la date du 30 septembre 1853, la main de Schumann inscrit dans son agenda un banal rendez-vous : Herr Brahms, de Hambourg. Le lendemain, 1er octobre, jaillit une phrase en tête de page : Visite de Brahms. Un génie ! Que s’est-il donc passé la veille ? Il s’est passé ce qu’on appelle un miracle. L’artiste établi a reçu un disciple nommé Johannes Brahms, et lui a proposé de se mettre au piano. L’invité s’est installé et a joué le premier mouvement de sa Sonate pour piano n°1. Dès l’ultime note, l’hôte s’est rué hors du salon en s’écriant : « Clara doit entendre cela ! » La femme du compositeur est apparue, et dans le silence précédant le bis, des lèvres ont balbutié : « Chère Clara, tu vas entendre une musique comme tu n’en as jamais entendu… » Ainsi le visiteur de vingt ans a-t-il répété son mouvement, puis le deuxième, puis les autres. Les jours suivants, le nom de Brahms saturera le journal de Schumann. Au-delà du panache de l’interprète, c’est son écriture qui subjugue le maître : l’essor y est si épique, le souffle si ample qu’il décèle sous la sonate une symphonie voilée, comme si le piano avait avalé une formation entière. L’époux de Clara note : Dès qu’il s’assied au piano il nous entraîne en de merveilleuses régions, nous fait pénétrer avec lui dans le monde de l’Idéal. Son jeu empreint de génie changeait l’instrument en un orchestre de voix douloureuses et triomphantes.
Alors, écoutons : que racontent les quatre longs mouvements de cette pièce à l’énergie phénoménale ? À n’en pas douter, d’abord, cette fougue de la jeunesse que les poètes peignent depuis l’antiquité. On a rapproché l’ouverture de l’Allegro à celle de la sonate Hammerklavier de Beethoven, que Brahms vénérait – mais aussi à celle de la Wanderer Fantaisie de Schubert, donnée en seconde partie ce soir. Une chose est sûre : si le jeune prodige sait manier les canons de la forme sonate, son discours pianistique se tourne résolument vers la contemporanéité qu’incarnent Liszt ou Berlioz. Plutôt que de fragmenter ses motifs, il opte pour la transformation thématique, usant de modulations, de renversements propres à susciter, du rythme à la couleur, un vertige romantique au possible. L’Andante qui suit s’inspire d’un air du folklore germanique, cantilène douce-obscure dessinant la montée de la lune. En un éclair, la fougue s’est calmée : l’adolescent se repose. Si Scherzo signifie plaisanterie en italien, on la cherche en vain dans la troisième section. Ou bien c’est un jeu hantant, à la lisière de ces ténèbres qui envoûtent l’âge invincible. L’œuvre s’achève sur un Finale presque simple, dont le thème principal, tiré du premier mouvement, s’invente encore de nouvelles variations.
La recommandation de Schumann auprès d’éditeurs prestigieux propulsera la carrière de Brahms, qui deviendra vite célèbre en Allemagne. Mais la précocité est un don autant qu’un fardeau : celui qu’on compare à Mozart craint soudain de décevoir son public et brûle plusieurs de ses œuvres. Par chance, cette sonate fut jugée assez valable pour inaugurer son catalogue, et parvenir jusqu’à nos oreilles époustouflées.
Schubert
Fantaisie en ut majeur op. 15, D. 760 – « Wanderer Fantaisie »
L’histoire musicale foisonne d’hérédités : Brahms fera la plus grande partie de sa carrière à Vienne, ville de Schubert. Et l’on sait combien l’influence de Schubert – dont il comparait le génie à celui de Beethoven – fut forte sur Schumann, qui soutint Brahms. Mais chaque artiste possède pourtant sa voix unique : à rebours de Beethoven, Schubert n’était pas un architecte, selon la musicologue Claire Delamarche. Il n’essayait pas de régenter le monde explique-t-elle, mais de se fondre en lui. Et d’ajouter que, loin des symphonies, son tempérament s’exprimait plus facilement dans d’autres types de formes comme le lied et, pour le piano, l’impromptu et la fantaisie, où les épisodes s’organisent au fil d’une pensée vagabonde. Cela étant posé, ne pourrait-on pas découvrir en cette Fantaisie un parfait équilibre entre la volonté de régenter le monde, et celle de se fondre en lui ?
Car d’un côté, cette pièce s’avère la plus redoutable du registre pianistique de Schubert. Conçue pour un riche amateur désirant faire valoir son brio, elle regorge d’Everest techniques. Le compositeur en personne jeta l’éponge devant l’Allegro du dernier mouvement, lâchant de rage son clavier et hurlant à ses amis : « C’est au diable de jouer cela ! » Mais de l’autre (côté), la Wanderer Fantaisie doit son surnom au lied éponyme mis en musique par le même auteur six années plus tôt, l’un des textes les plus sombres de son corpus, où le bonheur existe partout, sauf là où l’on se trouve. Parfait équilibre donc, car malgré ces résonances romantiques, malgré le savant déguisement de thèmes recombinés d’un mouvement à l’autre, tel le geste fantôme d’un classicisme familier, l’impulsion du Viennois – alors âgé de vingt-cinq ans – atomise l’idée même de structure, cousant d’un seul tenant les quatre sections de cette errance hallucinée, anticipant les élans virtuoses d’un Liszt à venir. Hérédités, disions-nous : le Hongrois réalisera en 1851 un arrangement pour orchestre de cette œuvre qui le fascinait.